mercredi 19 juillet 2017

Le Temps de la colère, par Chris Hedges



Le nihilisme et la rage qui balaient la planète ne sont pas engendrés par des idéologies perverties ni par des croyances religieuses moyenâgeuses. Ces forces destructrices prennent racine dans la destruction des traditions sociales, culturelles et religieuses par la modernisation et la société de consommation, dans les tentatives désastreuses de la part des États-Unis d’effectuer des changements de régimes, souvent par des coups d’État ou des guerres, et dans l’idéologie néolibérale utopique qui a concentré les richesses entre les mains d’une petite clique d’oligarques corrompus.

Comme l’écrit Pankaj Mishra dans « Le Temps de la colère : une Histoire du présent », ce vaste projet planétaire d’ingénierie sociale a convaincu des centaines de millions de personnes au cours du siècle dernier, « d’abandonner – et souvent mépriser – un monde passé qui avait duré des milliers d’années, et de prendre le pari de créer des citoyens modernes qui seraient laïques, éclairés, cultivés et héroïques ». Ce projet a été un échec spectaculaire.
Alexandre Soljenitsyne [1] a remarqué sarcastiquement que « pour détruire un peuple, vous devez couper ses racines ». Les damnés de la terre, comme Frantz Fanon les appelait, ont été dépouillés de toute cohésion sociale ou culturelle. Ils sont coupés de leur passé. Ils vivent dans une pauvreté écrasante, une aliénation paralysante, le désespoir et souvent la terreur. La culture de masse les abreuve d’images clinquantes, violentes, salaces et ridicules. Ils se lèvent contre ces forces de la modernisation, poussés par une fureur atavique, pour détruire l’univers technocratique qui les condamne. Cette rage s’exprime de multiples façons – le nationalisme hindou, le proto-fascisme, le djihadisme, la droite chrétienne, la violence anarchique et autres. Mais les diverses formes de ressentiment trouvent leur source dans les mêmes puits du désespoir global. Ce ressentiment « empoisonne la société civile et sape les libertés politiques », écrit Mishra et il alimente « un revirement global vers l’autoritarisme et des formes toxiques de chauvinisme ».
Les élites occidentales, plutôt que d’accepter leur responsabilité dans l’anarchie globale, définissent de manière égocentrique le conflit comme celui des valeurs de l’Occident éclairé contre les barbares médiévaux. Elles voient chez les nationalistes extrémistes, les fondamentalistes religieux et les djihadistes une irrationalité indéfinie et inexplicable qui ne peut être réprimée que par la force. Il leur reste à saisir que ceux qui sont privés de droits ne nous haïssent pas pour nos valeurs : ils nous détestent pour notre duplicité, notre usage de la violence industrielle systématique contre leurs nations et leurs communautés et pour notre hypocrisie.
Plus les élites occidentales sont attaquées,plus elles se réfugient aussi dans un passé mythologique, l’autocélébration et l’ignorance volontaire. Mishra écrit :
« Ainsi, dans les endroits mêmes [en Occident] où est apparue la modernité laïque, avec des idées qui furent alors établies de façon universelle – l’individualisme (contre l’importance des relations sociales), le culte de l’efficacité et de l’utilité (contre l’éthique de l’honneur), et la normalisation de l’intérêt personnel – le Volk mythique est réapparu comme une incitation à la solidarité et à l’action contre des ennemis réels ou imaginaires.
« Mais le nationalisme est, plus que jamais auparavant, une mystification, sinon une escroquerie dangereuse de par sa promesse de rendre une nation « à nouveau grande », et de par sa diabolisation de « l’autre » ; il dissimule les conditions d’existence réelles et les vraies origines de la souffrance, par cela même qu’il cherche à reproduire, à l’intérieur d’un horizon terrestre sombre, le baume apaisant des idéaux transcendants. Sa résurgence politique montre que le ressentiment – ici, celui des gens qui se sentent délaissés par l’économie mondialisée et ignorés avec mépris par ses seigneurs gominés et par les meneurs de claque de la politique, des affaires et des médias – reste la métaphysique par défaut du monde moderne depuis que [Jean-Jacques] Rousseau l’a défini le premier. Et son expression la plus menaçante à l’âge de l’individualisme pourrait bien être l’anarchisme violent des déshérités et des inutiles ».
Les partisans de la mondialisation ont promis de faire accéder à la classe moyenne les travailleurs de toute la planète et d’inculquer les valeurs démocratiques et le rationalisme scientifique. Les tensions religieuses et ethniques seraient modérées ou éradiquées. Ce marché mondial créerait une communauté de nations pacifiques et prospères. Tout ce que nous avions à faire était d’écarter les gouvernements et de nous agenouiller devant les exigences du marché, présentées comme la forme ultime du progrès et de la rationalité.
Au nom de cette utopie absurde, le néolibéralisme a éliminé les règlements du gouvernement et les lois qui protégeaient jusque-là le citoyen des pires excès du capitalisme prédateur. Il a créé des accords de libre échange qui ont permis de transférer des milliards de dollars des entreprises sur des comptes offshore pour éviter l’impôt, et de faire fuir les emplois vers des ateliers en Chine et dans le sud de la planète où les travailleurs vivent dans des conditions proches de l’esclavage. Les programmes de prestations sociales et les services publics ont été détruits ou privatisés. La culture de masse, y compris les écoles et la presse, ont endoctriné une population de plus en plus désespérée pour qu’elle participe au reality show planétaire du capitalisme, une « guerre de tous contre tous ».
Ce qu’on ne nous a jamais dit, c’est que le jeu était réglé d’avance. Nous étions toujours condamnés à perdre. Nos villes ont été désindustrialisées et se sont dégradées. Les salaires ont décliné. Notre classe ouvrière s’est appauvrie. La guerre sans fin est devenue, de façon cynique, une activité lucrative. Et la richesse du monde a été saisie par un petit groupe d’oligarques mondiaux. Les kleptocraties, comme celle actuellement installée à Washington, ont volé les gens de façon éhontée. L’idéalisme démocratique est devenu une plaisanterie. Nous ne sommes reliés les uns aux autres, comme l’écrit Mishra, que « par le commerce et la technologie », forces qu’Hanna Arendt a appelées « la solidarité négative ».
Le contrecoup, écrit Mishra, ressemble à la violence et au terrorisme anarchiste, fasciste et communiste qui ont eu cours à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Dans l’une des plus importantes parties de son analyse brillante et multidimensionnelle du monde qui nous entoure, Mishra explique comment les idées occidentales ont été adoptées et transformées par les idéologues dans les pays du Sud, idées qui deviendraient aussi destructrices que l’imposition même du marché libre capitaliste.
Par exemple, la révolution islamique de l’ayatollah Ruhollah Khomeiny en Iran, a largement emprunté aux idées occidentales, parmi lesquelles la représentation par les élections, l’égalitarisme et l’avant-garde révolutionnaire de Lénine, qui furent adaptées à un monde musulman. 
Nishida Kitaro et Watsujii Tetsura, de l’école japonaise de Kyoto, puisèrent dans le nationalisme romantique des philosophes allemands, et transformèrent la glorification de la nation germanique en glorification du Japon impérial. Ils « fournirent la justification intellectuelle de l’attaque brutale de la Chine dans les années 30, et ensuite de l’attaque soudaine de son plus gros partenaire commercial en décembre 1941 – à Pearl Harbour ». L’écrivain et érudit le plus important de l’Asie du sud, Muhammad Iqbal, a produit une « vision nietzschéenne de l’Islam revivifiée par des Musulmans forts et auto-créatifs ». Et l’érudit chinois Lu Xun a appelé les Chinois à montrer « la volonté indomptable illustrée par Zarathoustra ». Ces idéologies bâtardes se drapaient dans le vernis des traditions et croyances indigènes. Mais c’étaient des créations nouvelles, nées du schöpferische Zerstörung, ou « tempête de la destruction créatrice », du capitalisme mondial.
Nulle part cela n’est plus vrai qu’avec les appels modernes au djihad de la part de radicaux islamiques autoproclamés, dont la plupart n’ont pas d’éducation religieuse et qui viennent du milieu criminel sécularisé. Le chef djihadiste Abu Musab Zarqawi, surnommé « le cheik des bourreaux » en Irak a eu, comme l’écrit Mishra, « un long passé de proxénétisme, de trafic de stupéfiants et d’alcoolisme ». L’Afghano-Américain Omar Mateen fréquentait, selon certaines sources, la boîte de nuit d’Orlando, en Floride, où il a massacré 49 personnes et où on l’avait vu en état d’ébriété. Anwar al-Awlaki, qui prêchait le djihad et fut finalement assassiné par les États-Unis, avait un penchant pour les prostituées. Abu Mohammed al-Adnani, un haut dirigeant de l’État islamique, avant d’être tué, a appelé les Musulmans d’Occident à tuer tout non-Musulman qu’ils rencontreraient. « Écrasez-lui la tête avec une pierre, ou abattez-le avec un couteau, ou roulez-lui dessus avec votre voiture, où poussez-le d’un endroit élevé, ou étouffez-le, ou bien empoisonnez-le », disait al Adnani à ses disciples.
L’idée de Mikhail Bakounine de « la propagande par l’action » écrit Mishra se « manifeste de façon universelle dans les massacres enregistrés sur vidéo, diffusés en direct et postés sur Facebook ». Elle s’est développée « naturellement à partir de la présomption que seuls des actes d’une violence extrême pouvaient révéler au monde la situation sociale désespérée et l’intégrité morale de ceux qui étaient déterminés à la contester ». Ces idées importées ont rempli le vide laissé par la destruction des croyances, traditions et rituels autochtones. Comme le dit Mishra, ces djihadistes « représentent la mort de l’Islam traditionnel plutôt que sa résurrection ».
« Il s’avère », écrit-il, que « les modernisateurs autocrates n’ont pas réussi à faire entrer une majorité de leurs pupilles dans le monde moderne, que leurs révolutions avortées venues d’en haut ont ouvert la voie à des révolutions plus radicales venues d’en bas, suivies par l’anarchie, comme nous avons pu le voir ces dernières années ».
Mishra souligne que les attaques terroristes à Paris ou Londres ont été provoquées par le même ressentiment que celui qui a conduit Timothy McVey à faire exploser une bombe au Bâtiment fédéral Alfred P. Murrah, tuant 168 personnes, dont 19 enfants, et en blessant 684. Et quand l’Américain fut emprisonné à Florence, Colorado, le prisonnier dans la cellule voisine était Ahmed Yousef, le cerveau de la première attaque du World Trade Center en 1993. Après l’exécution de McVey, Yousef a commenté : « Je n’ai jamais [connu] personne dans ma vie qui ait une personnalité aussi similaire à la mienne ».
Mishra écrit : « Des fanatiques malfaisants ont émergé au cœur même de l’Occident démocratique après une décennie de bouleversements politiques et économiques ; le paradigme explicatif simpliste gravé dans la pierre après les attaques du 11 septembre – celui du terrorisme d’inspiration islamiste contre la modernité – est réduit en cendres ». Les États-Unis, en plus de subir des massacres périodiques dans des écoles, des galeries marchandes ou des salles de cinéma, ont vu des terroristes locaux frapper le marathon de Boston, une église de Caroline du Sud, des installations militaires au Tennessee, une base militaire au Texas et ailleurs.
« L’Occident moderne ne peut plus être distingué de ses ennemis apparents », constate Mishra. « L’hagiographie du sniper de la Marine états-unienne Chris Kyle – qui avait un tatouage représentant la croix rouge des Croisés et appelait la guerre en Irak un combat contre « un mal farouche et acharné » dans le film de Clint Eastwook « American sniper », célèbre la vision du monde binaire adoptée par les djihadistes qui déifient leurs poseurs de bombes kamikazes.
« La frénésie xénophobe déclenchée par l’adaptation cinématographique du livre de Kyle suggère que les partisans de la guerre sainte les plus virulents ne fleurissent pas seulement dans les paysages ravagés de l’Asie du Sud et de l’Ouest », écrit Mishra. « De tels fanatiques, qui peuvent être des athées tout comme des croisés ou des djihadistes, se cachent aussi parmi les meilleurs et les plus intelligents de l’Amérique, enhardis par un soutien sans fin en argent, armes, et même « idées » fournies par des experts en terrorisme et par des théoriciens du choc des civilisations ».
Donald Trump, étant donné la destruction politique, culturelle et économique menée par le néolibéralisme, n’est pas une aberration. Il est la résultante d’une société de marché et d’une démocratie capitaliste qui a cessé de fonctionner. Une classe inférieure en colère et exclue, représentant à l’heure actuelle jusqu’à la moitié de la population des États-Unis, est envoûtée par des hallucinations électroniques qui remplacent l’instruction. Ces Américains prennent un plaisir pervers et presque diabolique dans des démagogues tels que Trump, qui expriment un mépris pour les règles traditionnelles et et bafouent ouvertement les rituels d’une structure du pouvoir qui les exploite.
Mishra trouve une situation comparable dans son propre pays, l’Inde. « Dans leur indifférence envers le bien commun, leur recherche constante du bonheur personnel et leur identification narcissique avec un homme fort apparemment impitoyable et grande gueule désinhibée, [le Premier ministre Narendra] les électeurs mécontents de Modi sont le reflet de beaucoup d’électorats dans le monde – des gens plus satisfaits qu’horrifiés par les dérapages verbaux et le massacre des anciennes conventions », écrit-il. « Les horizons nouveaux des désirs et des peurs individuels ouverts par l’économie mondiale du néolibéralisme ne favorisent pas la démocratie ni les droits de l’homme ».
Mishra dénonce la version occidentale idéalisée et aseptisée de l’histoire : « les idées et les présomptions simplistes et dangereusement trompeuses, tirées d’une histoire triomphante des réalisations anglo-américaines qui ont longtemps façonné les discours des hommes d’État, les rapports des think-tanks, les enquêtes des technocrates, les éditoriaux des journaux, tout en donnant du grain à moudre aux chroniqueurs, aux commentateurs de la télévision et aux soi-disant experts en terrorisme ». Les mandarins qui déversent ce récit égocentrique sont, comme le théologien Reinhold Niebuhr les a appelés, eux et ceux de leur acabit, les « fanatiques insipides de la civilisation occidentale qui considèrent les réalisations hautement accidentelles de notre culture comme la forme finale et la norme de l’existence humaine ».
Les racines de la modernisation et de la colonisation sont, écrit Mithra, celles du « carnage et de la pagaille ». L’appétit vorace des capitalistes et des impérialistes n’ont jamais pris en considération « les facteurs contraignants tels que l’espace géographique fini, les ressources naturelles limitées et les écosystèmes fragiles ».
« La filiation intellectuelle des atrocités d’aujourd’hui ne se trouve pas dans les écritures religieuses », écrit Mishra. « Les colonialistes français en Algérie avaient utilisé des techniques de torture initialement déployées par les nazis lors de l’occupation de la France (et aussi par quelques-uns des premiers pirates de l’air). Les Américains dans la guerre mondiale contre le terrorisme ont recouru aux méthodes cruelles d’interrogatoire que l’Union soviétique avait brevetées pendant la guerre froide. Dans la dernière étape de cette terrible réciprocité, les héritiers de Zarqawi à I’EI habillent leurs otages occidentaux des tenues orange de Guantanamo et allument les caméras de leurs smartphones avant de décapiter leurs victimes.
La foi dangereuse de l’Occident dans l’inéluctabilité du progrès humain est relatée par Mishra au travers de la confrontation entre les intellectuels français Rousseau et Voltaire, ainsi que Bakounine, Alexander Herzen, Karl Marx, Fichte, Giuseppe Mazzini et Michel Foucault. Cet ouvrage intellectuellement nuancé et philosophiquement riche montre que les idées importent.
« Les modernistes hindous, juifs, chinois et musulmans qui ont contribué à établir les grandes idéologies de construction nationale étaient en phase avec les principales tendances de la fin-de-siècle européenne, qui a redéfini la liberté au-delà de l’intérêt égoïste bourgeois comme une volonté de forger des nouvelles sociétés dynamiques et de remodeler l’histoire », écrit Mishra. « Il est impossible de les comprendre, eux et le résultat ultérieur de leurs efforts (islamisme, nationalisme hindou, sionisme, nationalisme chinois), sans saisir leur contexte intellectuel de décadence culturelle et de pessimisme : l’anxiété de l’inconscient, que Freud n’était pas le seul à ressentir ; ou l’idée d’une renaissance glorieuse après le déclin et la décadence, empruntée à l’idée chrétienne de la résurrection, que Mazzini a tant fait pour introduire dans la sphère politique ».
Mishra continue ainsi :
« L’EI, né pendant l’implosion de l’Irak, doit plus son existence à l’ opération Justice sans limites et Liberté immuable qu’à une quelconque théologie islamique. C’est le produit caractéristique du progrès radical de la mondialisation dans laquelle les gouvernements, incapables de protéger leur citoyens des envahisseurs étrangers, de la brutalité policière ou des turbulences économiques, perdent leur légitimité morale et idéologique, créant un espace pour des acteurs non étatiques tels que des gangs armés, des mafias, des milices, des seigneurs de la guerre et des revanchards privés.
« L’EI a l’intention de créer un califat, mais, comme les changeurs de régime américains, il ne peut organiser un espace politique qui soit distinct de la violence privatisée. Motivés par un individualisme personnel, les adeptes de l’EI sont plus doués pour détruire le Valhalla [dans la mythologie nordique, lieu où les valeureux guerriers défunts sont amenés. ndT]. que pour le créer. Finalement la passion pour une politique grandiose, qui se manifeste dans l’anéantissement wagnérien de l’EI, est ce qui pousse le Califat, autant que l’a fait l’utopie de [Gabriele] D’Annunzio. La volonté de puissance et la soif de violence comme expérience existentielle réconcilient, comme l’a prophétisé le [philosophe et théoricien social Georges] Sorel, les divers engagements religieux et idéologiques de ses adeptes. Les tentatives pour les replacer dans une longue tradition islamique oublient à quel point ces militants, qui mettent fiévreusement en scène leurs meurtres et leurs viols sur Instagram, reflètent un stade ultime dans la radicalisation du principe moderne de l’autonomie individuelle et de l’égalité : une forme d’affirmation de soi acharnée qui ne reconnaît aucune limite, et requiert la descente dans des abysses moraux ».
Le philosophe George Santayana a prédit que la culture individualiste obsessionnelle de la compétition et du mimétisme de l’Amérique encouragerait ultérieurement « une lame de fond d’aveuglement primitif et de violence ». L’incapacité d’être critique et conscient à l’égard de soi-même, associée au culte du moi, conduirait à un suicide collectif. L’historien de la culture Carl Schorse a écrit dans « La Vienne de la fin-de-siècle : politique et culture » que la descente de l’Europe dans le fascisme était inévitable une fois qu’elle avait coupé le « cordon de la conscience ». Et avec l’ascension de Trump, il est clair que le « cordon de la conscience » a également été coupé dans les jours crépusculaires de l’empire américain. Dès que nous ne reconnaissons plus ou ne comprenons plus notre capacité à faire le mal, dès que nous ne nous connaissons plus, nous devenons des monstres qui dévorent les autres et nous dévorons finalement nous-mêmes.
« Le totalitarisme avec ses dizaines de millions de victimes a été identifié comme une réaction malveillante à la tradition bienveillante des Lumières du rationalisme, de l’humanisme, de l’universalisme et de la démocratie libérale – une tradition envisagée comme une norme ne posant pas problème », écrit Mishra. « Il était clairement trop déconcertant de reconnaître que la politique totalitaire cristallisait les courants de pensée (racisme scientifique, nationalisme chauvin, impérialisme, technicité, politique esthétisée, utopisme, ingénierie sociale et lutte violente pour la survie) qui circulaient à travers toute l’Europe à la fin du dix-neuvième siècle ».
Mishra sait ce qui se produit quand les gens sont abandonnés sur le tas de fumier de l’histoire. Il sait ce que les guerres interminables, menées au nom de la démocratie et de la civilisation occidentale, engendrent chez leurs victimes. Il sait ce qui conduit les gens à avoir soif de violence, qu’ils se trouvent à un meeting de Trump ou dans une mosquée radicale au Pakistan. L’histoire informe le présent. Nous sommes atteints par ce que l’écrivain Albert Camus appelait « l’auto-intoxication, la sécrétion maligne de notre impuissance préconçue à l’intérieur de l’enceinte du moi ». Et tant que cette « auto-intoxication » ne sera pas traitée, la rage et la violence, chez nous ou à l’étranger, se développera tandis que nous trébucherons vers une apocalypse mondiale. L’auto-aliénation du genre humain, a prévenu Walter Benjamin, « a atteint un tel degré qu’elle peut vivre sa propre destruction comme un plaisir esthétique de premier ordre ».
Les conflits en Égypte, en Libye, au Mali, en Syrie et dans d’autres nombreux endroits, souligne Mishra, sont alimentés par « des événements climatiques extrêmes, l’épuisement des fleuves et des mers et de leurs stocks de poissons, ou la désertification de régions entières de la planète ». Les réfugiés qui sont poussés en Europe par le chaos de leur pays, y créent de l’instabilité politique. Et tandis que nous marchons vers l’avenir comme des somnambules, la détérioration continue de l’écosystème amènera finalement l’effondrement complet des systèmes. Mishra nous avertit que « les deux façons dont l’humanité peut s’autodétruire – la guerre civile à l’échelle planétaire, ou la destruction de l’environnement naturel – convergent rapidement ». Nos élites, oublieuses des dangers à venir, aveuglées par leur propre orgueil et leur cupidité, nous transportent, comme Charon, vers le pays des morts.
Source : Truthdig, Chris Hedges, 11-06-2017
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr.
NOTES d'H.Genséric :