samedi 24 septembre 2016

Bertrand Russell sur Lénine


Peu après mon arrivée à Moscou j’ai eu une conversation d’une heure avec Lénine en anglais, qu’il parle assez bien. Un interprète était présent, mais ses services furent rarement requis. Le bureau de Lénine est très dépouillé ; il contient un grand bureau, quelques cartes sur les murs, deux bibliothèques, une chaise confortable pour les visiteurs et deux ou trois chaises ordinaires de plus. Il est évident qu’il n’a aucun amour pour le luxe ni même pour le confort. Il est très amical et apparemment simple, sans la moindre trace de dédain.

Si on le rencontrait sans savoir qui il est, on ne pourrait se douter qu’il possède un tel pouvoir ou même qu’il est quelqu’un d’important. Je n’ai jamais rencontré de personnage aussi dépourvu de suffisance. Il regarde ses visiteurs très attentivement et plisse un œil, ce qui donne l’impression d’augmenter, de façon inquiétante, le pouvoir pénétrant de l’autre. Il rit beaucoup ; d’abord son rire paraît simplement amical et gai, mais progressivement j’en suis venu à le sentir plutôt sinistre. Il est dictatorial, calme, incapable de crainte, extraordinairement exempt d’arrivisme, une théorie incarnée. La conception matérialiste de l’Histoire est, semble-t-il, son élément vital. Il ressemble à un professeur dans son désir de faire comprendre cette théorie et dans sa fureur envers ceux qui ne la comprennent pas ou ne la partagent pas ; de même que, dans son amour de l’explication, j’ai eu l’impression qu’il détestait bien des gens et qu’il était un aristocrate intellectuel. […]
Quand je suggérai que les changements possibles en Angleterre pouvaient être réalisés sans effusion de sang, il rejeta ma suggestion comme invraisemblable. J’ai eu l’impression d’un manque de connaissances ou d’imagination concernant la Grande-Bretagne. En effet la tendance entière du marxisme s’oppose à l’imagination psychologique, puisqu’il attribue tout, dans la politique, aux causes purement matérielles.
Je lui demandai ensuite s’il pensait possible d’établir solidement et totalement le communisme dans un pays à si grande majorité de paysans. Il admit que c’était difficile et a ri sur l’échange de nourriture contre du papier que le paysan est contraint de faire ; l’inutilité du papier russe lui a semblée comique. Mais il m’a dit – ce qui est sans doute vrai – que les choses s’arrangeraient d’elles-mêmes quand il y aurait des marchandises à offrir aux paysans. Pour cela il pense en partie à l’électrification dans l’industrie qui, dit-il, est une nécessité technique en Russie, mais prendra dix ans pour être terminée. Il a parlé avec enthousiasme, comme tous le font, du grand plan pour produire de l’électricité au moyen de la tourbe. Bien sûr, il comptait sur la levée du blocus comme le seul remède radical ; mais il n’était pas très optimiste sur son achèvement total ou permanent autrement que par des révolutions dans d’autres pays. La paix entre la Russie bolchevique et les pays capitalistes, a-t-il dit, sera toujours précaire. L’Entente pourrait être amenée à conclure la paix en raison de la lassitude et de ses dissensions internes, mais il demeurait convaincu que la paix serait de courte durée. J’ai trouvé en lui, comme dans presque tous les leaders communistes, beaucoup moins d’ardeur pour la paix et la levée du blocus que dans notre délégation. Il croit que rien d’important ne peut être réalisé sans la révolution mondiale et l’abolition du capitalisme ; je présume qu’il a considéré la reprise de commerce avec des pays capitalistes comme un simple palliatif d’un intérêt douteux.
Il décrivit la tension entre paysans riches et paysans pauvres et la propagande du gouvernement adressée à ces derniers contre les premiers qui conduisait à des actes de violence qu’il semblait trouver amusants. Il parla comme si la dictature à l’égard du paysan devait continuer longtemps, en raison de l’attirance du paysan pour le libre-échange. Il dit qu’il connaissait des statistiques (ce que je peux croire) disant que les paysans ont eu plus de nourriture ces deux dernières années qu’ils n’en avaient jamais eu. “Et pourtant ils sont contre nous,” a-t-il ajouté un peu amer. Je lui demandai sa réponse aux critiques selon lesquelles, dans son pays, il n’avait instauré que la propriété paysanne, et non le communisme ; il répondit que ce n’était pas tout à fait la vérité, mais ne précisa pas ce qu’était la vérité.
La dernière question que je lui posai était si la reprise du commerce avec les pays capitalistes, si elle avait lieu, ne créerait pas des centres d’influence capitaliste, et ne rendrait pas la préservation du communisme plus difficile. Il me semblait que les communistes les plus ardents pourraient bien redouter les relations commerciales avec le monde extérieur, comme conduisant à une infiltration d’hérésie, et rendant le maintien du système en place presque impossible. Je voulais savoir s’il avait un tel sentiment. Il admit que le commerce créerait des difficultés, mais estima qu’elles seraient inférieures à celles de la guerre. Il rappela que, deux ans auparavant, ni lui ni ses camarades ne pensaient pouvoir survivre à l’hostilité du monde. Il attribue leur survie aux jalousies et aux intérêts divergents des différents pays capitalistes, ainsi qu’à la puissance de la propagande bolchevique. Les Allemands, dit-il, avaient ri lorsque les bolcheviques prétendirent lutter contre les armes avec des tracts, mais l’Histoire avait prouvé que les tracts étaient tout aussi puissants. Je ne pense pas qu’il reconnaisse que les partis Travailliste et Socialiste ont eu un rôle quelconque en la matière. Il ne semble pas conscient de ce que l’attitude du Parti Travailliste Britannique a fait beaucoup pour empêcher une guerre de grande ampleur contre la Russie, puisqu’il n’a laissé au gouvernement que la possibilité d’actions clandestines, qui puissent être niées sans mensonge trop flagrant.
Je pense que si je l’avais rencontré sans savoir qui il était, je n’aurais pas deviné qu’il était un grand homme ; il m’a frappé comme étant trop opiniâtre et étroitement orthodoxe. Sa force vient, je pense, de son honnêteté, son courage, sa foi inébranlable – foi religieuse dans l’évangile marxiste, qui remplace l’espérance du paradis des martyrs chrétiens, sauf qu’elle est moins égoïste. Il a aussi peu d’amour de la liberté que les chrétiens qui souffrirent sous Dioclétien, et ripostèrent quand ils acquirent le pouvoir. Peut-être que l’amour de la liberté est incompatible avec la croyance de tout cœur dans une panacée pour tous les maux de l’humanité. Si oui, je ne peux que me réjouir de la colère sceptique du monde occidental.
J’étais communiste en arrivant en Russie ; mais le contact avec ceux qui ne connaissent pas le doute a intensifié considérablement mes propres doutes, non quant au communisme en soi mais dans la sagesse de s’en tenir à une croyance si fermement  que, pour elle, des hommes sont prêts à infliger la misère généralisée.
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.