lundi 14 septembre 2015

Daesh et les astuces de la stratégie russe en Syrie

Dans “Les fichiers de Wikileaks: le monde sous l’emprise étasunienne”, Julien Assange révèle les tenants et aboutissants de l’immense et subversive campagne de démantèlement de la Syrie mise en œuvre depuis 2010. Nous apprenons entre autres – enfin, “nous” pour désigner de très grands sceptiques – que les USA et l’Égypte avaient été initialement appelés à promouvoir un conflit interconfessionnel dont l’efficacité présupposée tenait surtout au fait que la Syrie est gouvernée par une minorité alaouite alors que le sunnisme y est dominant. La sollicitation (ratée) de Roland Dumas par les Britanniques dans le cadre du Traité de Lancaster House (ou Traités de Londres, novembre 2010) signé par Sarkozy et Cameron laissent penser que la destitution armée d’Assad avait été projetée en même temps que l’ingérence franco-britannique en Libye et devait être menée à terme dans les mêmes délais. C’est-à-dire promptement.
Or, au bout de presque cinq ans, les semeurs de trouble n’ont toujours pas obtenu satisfaction. La plaie purule, l’abcès grossit mais ne crève pas. Le Vieux Continent perd son identité, un nouveau Maïdan guette une Turquie de plus en plus disloquée et hostile à Erdogan, l’étrange crise des ordures qui frappe actuellement le Liban renforce comme par hasard des mouvements anticorruption dans un pays qui n’a pas de Président depuis plus d’un an, l’EI menace le Hamas. Bref, nous avons autant de facteurs qui contribuent à étendre un conflit à vocation mondiale pouvant tout aussi bien avoir de sérieuses retombées, si rien ne change, sur la Transcaucasie puis le Caucase. Par conséquent, la Russie pourrait être impliquée. Certains experts tels que Thierry Meyssan du Réseau Voltaire considèrent d’ailleurs que la réaction en chaîne obtenue vise in fine une Russie qui a su déjouer le piège ukrainien en respectant à la lettre le droit international. Les drapeaux de l’UE dans une Moldavie déchirée entre un vague souci d’indépendance et une volonté d’unification avec la Roumanie confirme cette hypothèse sachant que le dossier transnistrien, automatiquement touché, ne laissera pas Moscou indifférent.
Daesh et les astuces de la stratégie russe en Syrie 
Dans ces circonstances-là, nous devinons les réserves de Poutine à intervenir de manière ouverte en Syrie. Très franchement, autant la Russie n’abandonnera jamais Assad – honneur et pragmatisme obligent – autant il est clair qu’elle ne puit se permettre une intervention ouverte contre Daesh. Cela pour trois raisons fondamentales qu’illustre l’hystérie tout à fait curieuse des grands médias occidentaux. Sur un plan formel, on se croirait derechef en Ukraine avec les petits bonhommes verts franchissant par paquets la frontière donbasso-russe pour bouter les pauvres Ukrainiens hors de chez eux. C’est ainsi que l’on retrouve les “selfies troublants” de soldats russes en Syrie (voir Le Monde, voir Rue89), Le Point se demande si c’est véritablement le cas en brodant vastement autour du sujet. C’est à en mourir de rire! Autant il était ridicule de constater la présence de soldats russes en Crimée, légale du moment qu’elle ne dépassait pas les 25.000 personnes, autant il est ridicule de faire la collecte de leurs selfies, vu l’existence de Tartous depuis les années 70! Le fait que des MIG-29 et des YAK-130 auraient déjà bombardé les positions de l’EI sur le sol syrien a été rapporté à la base par certains médias israéliens. Devrait-on le valider? Comme l’obsession anti-Assad de Tel-Aviv est bien connue, à croire que M. Netyahou préfèrerait à ses frontières un Etat acquis à Daesh, l’information n’est pas dénuée d’ambiguïté. Après tout, il s’est bien trouvé de mauvais drôles, bien au chaud à Paris, pour nous raconter qu’il suffirait d’évincer le Président syrien pour prévenir l’arrivée de quelques millions supplémentaires de réfugiés.
Ces deux points, rumeurs à l’appui fixés, raisonnons a contrario. 
Quand bien même, à la demande souveraine d’un Président légitime et en vertu des accords bilatéraux qui existent entre les deux pays, la Russie s’engageait à combattre ouvertement ce que prétend combattre la coalition outrepassant les réticences du Conseil de sécurité de l’ONU, n’y-a-t-elle pas matière à réjouissance? Puisque l’UE, les USA en tête, posent comme priorité la liquidation totale de l’EI, je ne vois vraiment pas où est le problème! Or, quand on voit que la Bulgarie ferme son espace aérien aux avions russes porteurs d’aide humanitaire sous prétexte qu’ils transporteraient des munitions, on se souvient de toute force de ce que fut le degré de docilité bulgare en 2014 quand il fallait impérativement trancher sur le sort de ce mort-né qu’est le South Stream. Le sous-entendu de ce blocage de l’aide russe recoupe les apparentes incohérences de l’engagement turc contre le PKK et la décision absurde du Quai d’Orsay de combattre à la fois Daesh et Assad. Il recoupe à la fois la non-dénonciation, du moins explicite, des agissements d’Al-Nosra dont on serait presque sur le point de donner une image angélique en l’imaginant participer à la lutte anti-EI. L’impression d’impasse qui se dégage de cette série de manipulations, les unes plus grossières que les autres, ne fait que ramener à cette thèse que l’on répète bon gré mal gré au risque de radoter: les œuvres de l’EI sont fonctionnelles à la stratégie de l’OTAN, il n’y a aucune volonté de la part de l’Empire de se débarrasser de l’EI.
En ce sens, bien que l’analyse d’Isrël Adam Shamir soit incontestablement une analyse de qualité (voir “Syrie, les dés sont jetés”), le dilemme qu’elle met en relief ne tient guère debout. En voici les termes: “S’ils [la flotte et l’armée russe, NDLA] gagnent, la Syrie retrouve la paix, les réfugiés rentreront chez eux, la Russie restera implantée à jamais en Méditerranée orientale. La victoire russe calmera les va-t-en-guerre de Washington, de Kiev, de Bruxelles. Cependant, s’ils perdent, l’OTAN pensera que la Russie est mûre pour la moisson et tentera de porter la guerre dans son flanc”. Disons que M. Shamir aurait parfaitement raison s’il y avait dans l’affaire syrienne trois protagonistes: l’AAS (armée arabe syrienne), les groupes islamistes de tout poil, d’al-Nosra à l’EI, l’armée russe. Or ce n’est pas le cas. L’EI n’est qu’un ramassis de pions parmi lesquels une infime partie de fanatiques croyant dur comme fer en ce qu’ils font. Les groupuscules islamistes ont accessoirement du mal à s’entendre: al-Nosra est soutenu par les pétromonarchies et la Turquie alors que l’EI ne jouit pas forcément des sympathies wahhabitesm surtout depuis le rapprochement russo-saoudien. Si la Turquie d’Erdogan est en phase d’éclatement, c’est bien du fait des mauvais choix stratégiques d’Ankara qui continue de sponsoriser, du moins indirectement, l’EI. Renoncera-t-il à ce soutien d’ici peu? On ne dirait pas la Turquie étant membre de l’OTAN. Est-ce que l’EI pourrait se retourner contre la Turquie si celle-ci se décide à faire marche arrière? Le journaliste Nare Hakikat en parlait déjà fin 2014 dans son analyse, “Turquie, maillon faible de l’alliance contre l’EI”. En réalité, tous ces groupes pour le peu sulfureux ne sont que l’arbre qui cache la forêt. Une forêt assez peu composite mais vaste avec des exemplaires puisant leur vitalité dans les misères d’un monde qui a quelques millénaires de plus que leur mal nommée démocratie de 250 ans et des exemplaires vassalisés qui n’ont plus aucun des quatre privilèges constamment déclinés par Marie-France Garaud et qui caractérisent un État souverain. Cette synthèse vicieuse prouve bien que nous ne sommes pas en face de trois protagonistes mais comme minimum de cinq, voire six téléguidés pour leur bonne moitié depuis un centre commun malgré un conflit d’intérêts qui va creshendo. Dans ces conditions-là, le dilemme formulé par Shamir semble excessivement catégorique. Voici néanmoins ce que l’on peut en retenir. Dans l’impossibilité de bombarder les positions de l’EI pour les raisons précitées, la Russie acquiert toutefois deux leviers de pression cruciaux: autant les States et l’UE se réservent le droit d’armer ce qu’ils considèrent être le pouvoir légitime de Kiev, autant la Russie se réserve le droit naturel d’armer le pouvoir de Damas. Autant les puissances européennes semblent pressées d’en finir avec Daesh non pas tant par souci d’humanité que par souci de contrer la submersion migratoire – mais elles s’y prennent plus que curieusement – autant la Russie tient à prévenir l’extension du Califat en gestation dans le Caucase. Tant mieux si l’Europe en profite au passage!
La Russie adhère donc à deux types de stratégie qui sont celles du containment et d’une canalisation des milices islamistes soi-disant bombardées par la coalition. Elles s’appuient, de un, sur la construction d’une nouvelle base militaire à Lattaquié (officielle) celle de Tartous se faisant vétuste et, de deux, sur un soutien militaire accru des forces gouvernementales. Difficile d’affirmer si 10.000 marins russes ont bel et bien débarqué à Lattaquié depuis la Crimée sachant que le ministère de l’Information syrien a déjà présenté un démenti en remettant en cause la désinformation des services secrets occidentaux. C’est à voir.
Résultat provisoire: Kerry se dit très inquiet de l’engagement russe arguant une intensification du conflit ce qui est aussi absurde que symptomatique. Je ne suis pas d’accord avec Alexandre Del Valle lorsqu’il explique les réticences américaines par un simple jeu d’influences mal partagées au Moyen-Orient. Il semblerait plutôt qu’une reprise en main des nébuleuses djihadistes présentes en Syrie devienne possible à travers l’extension de la présence russe et l’existence d’une base navale et aérienne ultra-moderne en pleine Méditerranée orientale. Il semblerait ensuite que l’augmentation des masses migratoires prévues par Kerry soit due, si cette analyse se confirme, à une canalisation des flux djihadistes vers, préférentiellement, leurs pays d’origine, éventuellement, c’est déjà le cas sauf que le phénomène risquerait de prendre de l’envergure, vers les pays de l’UE. Dans les deux cas, la Russie et la Syrie sortent gagnantes de la partie. Les USA voient leurs plans s’effondrer. La position de l’Europe est plus préoccupante, hélas. Peut-être a-t-elle encore le temps de se rattraper mais il faudrait alors se résoudre à renverser non pas un ou des régimes mais tout un Système imposé depuis l’extérieur. L’heure est grave.
Françoise Compoint