dimanche 21 juin 2015

Tunis : ville schizophrène et psychotique

« Et si on psychanalysait Tunis ? » C’est le projet loufoque et poétique imaginé par l’Agence française de psychanalyse urbaine (ANPU) avec le Théâtre national de Tunis (TNT). Du 9 au 19 Juin, Laurent Petit, directeur de l’ANPU, a  orchestré une grande enquête de terrain avec son équipe de chercheurs et les élèves comédiens de l’école du TNT. Vêtus de blouse blanche, équipés de transats, ils sillonnent la capitale et collectent la parole des Tunisois lors d’improbables « opérations divan ». Parallèlement, des experts-urbanistes, politologues et psychologues prennent la température de la ville au cours de débats passionnants. Le diagnostic final a été présenté sur la place Halfaouine, le 19 juin.
L'opération a couvert trois quartiers : Place Halfaouine,  Berges du Lac et La Goulette, trois quartiers largement distincts de part leurs aspects urbain, social et architectural. 

Rencontre avec Laurent Petit, directeur de l’ANPU, et Essia Jaïbi, étudiante tunisienne en master Espace public à l’université Paris I, à l’initiative du projet.

Comment faites-vous pour psychanalyser une ville ?
tunissurledivLaurent Petit : C’est très simple. Nous installons nos transats en pleine rue et les Tunisois viennent à notre rencontre, intrigués. Ce sont les apprentis comédiens du TNT qui mènent l’enquête. Ils proposent aux passants de répondre à un questionnaire décalé,  propice aux associations d’idées. Chaque comédien s’est créé un personnage fictif, sorte d’avatar, en vue de la restitution publique. L’un d’eux s’est improvisé « vandalologue ». Il étudie les villes sous le prisme du vandalisme. C’est un clin d’œil à l’histoire de cette ville qui a été sous domination vandale pendant près d’un siècle ! Une autre étudiante s’est transformée en « urban profiler ». Elle détecte des archétypes comme « l’ado enragé », « le vieux mélancolique », ou « la bimbo qui a peur de se faire agresser ». Certains discutent des heures, d’autres cinq minutes. La séance est plus ou moins prolifique. Quand on demande aux Tunisois « qui sont les parents de Tunis ? » certains répondent « Didon et Enée », d’autres « Bourguiba ». D’autres diront que ce sont leurs propres parents, car ils sont totalement en fusion, ils font corps avec leur propre ville.
Essia Jaïbi : A Tunis, les événements culturels ont toujours lieu aux mêmes endroits. Nous explorons des quartiers de la capitale où l’art n’est pas forcément présent. D’abord dans le quartier de la vieille ville, la place Halfaouine, où la vie communautaire entre voisins est très dense. Ensuite, le quartier d’affaires des Berges du lac, construit il y a vingt ans. C’est un lieu qui manque d’âme, où les gens ne vont que pour travailler. Puis, nous irons à la Goulette qui se situe en bord de mer, et qui a longtemps été le quartier des Italiens, des Français et des juifs.
Une "opération divan" à la Goulette © 2015 Théâtre National Tunisien, All rights reserved..
Une "opération divan" à la Goulette
Pourquoi souhaitiez-vous psychanalyser la ville « mère » du printemps arabe?
Essia Jaïbi : La révolution a impulsé un changement si rapide et si soudain que l’identité de Tunis en a été bouleversée. La capitale a changé, les frontières se sont brouillées entre l’espace privé et public. Aujourd’hui, on se sent un peu perdu dans les rues de Tunis. Chacun cherche sa place. Quand nous interrogeons les Tunisois sur leur ville, ils nous parlent de la Tunisie ou de leur quartier, mais pas de Tunis elle-même. Ils ont du mal à concevoir leur capitale, à l’imaginer, à la délimiter. Lors des entretiens, certains se sont mis à pleurer, déplorant que Tunis soit en si mauvais état. D’autres sont gagnés par la nostalgie, rattrapés par l’histoire de leurs familles, de leurs quartiers. La rue tunisoise, qui a été le berceau de la révolution, rassure et angoisse à la fois, notamment par la présence de la foule. Car la liberté de former un groupe dans la rue était autrefois interdite. Pendant la révolution, les gens se sont appropriés l’espace de la rue. Ils ont peint sur les murs pour marquer le passage de l’Histoire. Des spectacles de rue, des concerts, se sont improvisés. Mais ce bouleversement appelle une réflexion plus profonde. Comment le Tunisois rêve-t-il l’espace public aujourd’hui ? Que pense-t-il de la rue ? Pourquoi lui fait-elle peur ? C’est tout cela que nous interrogeons.
Quel diagnostic tirez-vous de cette « psychanalyse urbaine » ? Tunis est-elle particulièrement névrosée ?
Laurent Petit : Je trouve Tunis plutôt en bonne santé ! Je viens de rentrer d’Alger et le contraste est saisissant ! Là-bas, les rues sont désertes. Les habitants, cloitrés chez eux, regardent la télévision. Ils souffrent encore des blessures de la guerre civile. A Tunis, les gens sont enjoués, bourrés d’humour, fiers de leur révolution. Ils ont raison, c’était courageux, même si certains reconnaissent que cela c’est fait un peu « comme ça, à l’emporte-pièce ». D’autres sont plus amers, regrettent que la révolution n’ait pas résorbé les inégalités sociales. Dans l’ensemble, je ne les trouve pas vraiment névrosés. Ils sont plutôt curieux et se livrent sans crainte. En France, il faut toujours tout expliquer, démêler le vrai du faux. La France est un pays trop rationnel !
Comment est née la "psychanalyse urbaine", science déjantée qui rappelle la "pataphysique" d'Alfred Jarry?
Laurent Petit : La psychanalyse urbaine considère la ville comme une personne. Comme dans toute analyse, il s’agit de l’écouter, de la faire parler, pour mieux l’appréhender. C’est une science poétique qui met les villes sur le divan grâce à la parole de ses habitants et d’experts scientifiques. Par ces citadins qui la pratiquent, via leur métier, leur habitat, se dessine peu à peu l’identité de la ville. Mais aussi son passé et ses traumatismes. Sur le terrain, on finit par détecter les névroses urbaines et on envisage alors des traitements adaptés ! Cette science est née il y a huit ans, quand un collectif d’architectes, Exyst, m’a proposé de présenter ses recherches. Ingénieur tout juste reconverti dans le spectacle vivant, je me suis improvisé docteur en psychanalyse urbaine, vêtu d’une simple blouse blanche. L’auditoire passionné me demandait si j’avais publié des ouvrages, ne distinguant a priori pas le vrai du faux. C’est alors que j’ai décidé de monter ma propre agence, l’ANPU, entouré d’un architecte, Charles Altorffer, et d’un géopoliticien, Camille Faucherre, avec comme objectif de psychanalyser le monde entier ! Aujourd’hui, nous avons déjà psychanalysé une soixantaine de villes, surtout en France, mais aussi Beyrouth, Alger, Genève ou Londres. Mais attention, c’est toujours à la ville de nous contacter ! Cela fait partie du traitement !

Bilan : Tunis, ville schizophrène et psychotique

Le bilan de l’Opération « Tunis sur le Divan », est accablant. Troubles psychiques avec psychose et schizophrénie, c’est là le diagnostic d’une ville malade.
Tunis, ville schizophrène et psychotique, selon une étude
Assia Jaibi précise que ces troubles impactent directement la vie quotidienne du Tunisien.
Salma Ballegha, participante à l'opération, estime que «la psychose urbaine dont souffre la ville de Tunis est, en premier lieu, liée à l’isolement» qui se manifeste dans ce qu’elle appelle le refus de «partage» entre «le moi» et «l’autre différent». «Cet isolement urbain et ce renfermement sur soi conduit la ville à perdre sa diversité et sa richesse participative ».
A une question «Si Tunis était un animal, qui serait-il?», la plupart des interviewés a répondu «chat » et «chauve souris». De l’avis des organisateurs, les réponses les plus extravagantes et paradoxales ont été données à la question, «Que souhaites-tu offrir à Tunis?», la grande majorité a répondu «bombe atomique» et «kalachnikov» d’un côté, et «Fleur de Jasmin» et «Parfums» de l’autre.
Hannibal GENSERIC
VOIR AUSSI :

Schizophrénie halal